christineley.ch-mami.jpegAujourd'hui, tu aurais dû fêter tes 86 ans. Ce que tu adorais les anniversaires... Gare à celui qui aurait omis de se manifester un 9 mars ! La gamine émerveillée que tu resteras à jamais déchirait ses emballages de cadeaux avec gourmandise, attendait à peine avant de déballer le suivant, se jetait sur le sempiternel gâteau aux carottes sitôt les bougies soufflées...

Cette santé dont tu bénéficiais, cette passion pour la montagne que tu m'as transmise nous avait emmenées cet été encore au-dessus des Diablerets dans un dénivelé spectaculaire. Les restrictions covidiennes se sont avérées rudes pour toi qui adorais te baguenauder en toute liberté, arpenter des rues si possible bondées, hanter les salles obscures avec tes potes de toujours. En cachette de Papa, lors de mes visites, tu me serrais fort dans tes bras et je te le rendais ardemment, ravie de ta sage insoumission aux diktats.

Et puis, il y a six semaines, le choc de ton hospitalisation, les poumons emplis d'un liquide suspect. Tu plaisantais avec les infirmières : "La dernière fois que j'ai mis les pieds à l'hôpital, c'était en 1963, pour la naissance de mon fils." Le verdict est tombé une semaine plus tard. Cancer. Inopérable.

Un mois incroyable a commencé alors pour toute notre smala. Tu as franchi les stades de Kübler-Ross à toute allure (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation). Tu as demandé à relire Eternelle pour te préparer à voliter dans l'au-delà (cela m'a bouleversée: ne l'aurais-je écrit que pour cela ?) Tu nous as informés avoir réglé tes comptes avec feu ta mère pendant toute une nuit. Après plus de soixante ans de mariage, Papa et toi êtes devenus les stars de la clinique tandis que votre amour faisait sauter toutes les restrictions : rien n'aurait pu vous empêcher de vous couvrir de baisers et de larmes. Puis, tu as été très claire, c'est de la maison que tu voulais prendre ton envol : pas question de disparaître avant d'avoir embrassé ton frère, tes enfants, tes petits-enfants, et leurs conjoints.

Ton être véritable s'est révélé à nous dans toute sa force intérieure, sa beauté... et cet humour qu'on avait si peu connu jusqu'ici. Quelle intensité pendant cette dernière semaine à domicile. Ton homme, sans cesse à ton chevet, tes petits-enfants qui ne décollaient plus de votre appartement, ton fils qui est allé jusqu'à peler des myrtilles pour que tu puisses encore les déguster sans t'étouffer. Nous prenions tous soin de toi, mais aussi les uns des autres, de Papa qui se préparait à la grande séparation, même si tu lui avais glissé ta certitude de vous retrouver. Des soignants très investis se succédaient pour que tu gardes ta dignité jusqu'au bout. Tant de mots tendres ont été chuchotés, tant de caresses échangées, puis des regards seulement où tout était dit. Ah, quand de ton pauvre petit bras sans force tu es encore parvenue à m'effleurer la joue... Parfois, j'avais l'impression que cet amour que nous partagions débordait, inondait Genève tout entière et bien au-delà.

Il y a une semaine, une aube ensoleillée a cueilli ton dernier soupir et signé ton départ pour un ultime reportage (ce que tu as aimé être journaliste à cette époque où l'on pouvait encore vérifier ses sources !) Le chagrin de chacun le disputait au soulagement de te voir cesser de souffrir. Je t'avais demandé de nous adresser un signe depuis l'Autre Côté dès que possible. Le lendemain déjà une étrange sonnerie a retenti dans ma chambre d'enfant tandis que j'écrivais ces mots dans ton avis mortuaire : "L’évocation d’un riche moment passé en sa compagnie, dans un champ ou devant un bouquet de fleurs printanières dont elle raffolait, constituera la cérémonie d’adieu à celle qui existera à jamais dans nos coeurs. " Ouf, tu étais d'accord, toi qui ne voulais pas entendre parler de cérémonie et te fichais de la destination de tes cendres. Toi la réservée, on t'a soudain découverte si rebelle et sûre de toi.

Ton incinération s'est déroulée une heure après la minute de silence pour les morts du Covid. Je l'ai respectée, en empathie avec toutes les personnes forcées par ces temps difficiles à des séparations sans adieux, à l'impossibilité d'accomplir sereinement leur deuil. Sache que malgré quelques vagues de tristesse dues à ton absence physique, nous allons bien, car nous savons déjà que c'est aussi ton cas : mon petit frère t'a vue en rêve lui faire un signe souriant, Papa communique sans cesse avec toi et tu m'as raconté hier avoir visité tous les endroits à primevères et à scillas de la région, et aussi que tu as retrouvé tes amis Inès et Roger dans l'au-delà (!), tout comme Véronique, mon amie d'enfance sans cesse fourrée chez nous. Tu as aussi filé au Bhoutan et au Yemen, deux pays auxquels tu étais très attachée. C'est que le temps et l'espace n'existent plus là où je te perçois gambadante, joyeuse, sereine et à nouveau si jeune...

Oh-Be-Ahn, grande Dame. Comme je suis fière et heureuse d'être le fruit d'un si grand amour.

 

PS: Une amie de toujours m'a envoyé ce lien inspirant, quel cadeau !